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Ils témoignent

A lire, à écouter ou à regarder !

6# Juliëtte Passieux Helmigh

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« Le plus beau bijou qu’une maman puisse porter, sont les bras de ses enfants » - Anonyme

                                                                                                                

Julien est né le 3 février 2009. Quelle journée spéciale ! Comme c’est le cas pour tous les jeunes parents, la naissance de mon premier enfant a changé ma vie fondamentalement : le fait qu’il m’était donné cette chance de transmettre un peu de moi aux générations futures. Mais aussi, la responsabilité qu’accompagnait ce fait de devenir mère, puis plus tard grand-mère, puis, ma foi, arrière-grand-mère un jour, m’impressionnait au plus haut point. J’aurais envie de dire que je le sentais comme la plus grande responsabilité qu’un être humain puisse porter, une responsabilité qui rend humble et qui se fait ressentir au niveau charnel.

Et c’est au niveau charnel, entre mes côtes et mes hanches, que le choc s’est manifesté quand, un soir dans un hôpital avec vue mer sur la Méditerranée, un docteur a prononcé les mots qui ont changé, pour la deuxième fois en presque deux ans, fondamentalement ma vie. Ce jour qui aurait dû tomber au 29 février d’une année commune.

Pendant plusieurs semaines, nous ne saurons pas si Julien vivra mais je m’accroche, tant bien que mal, au fait que l’on m’ouvre toujours la porte du service de réanimation fortement sécurisée. Regarder en arrière est devenu inutile, se projeter dans l’avenir impossible, survivre l’instant présent et l’instant tout juste après dictera mon quotidien pendant les cinq mois d’hospitalisation qui suivront le jour où j’ai poussé la porte des urgences pédiatriques. Au bout de ces cinq mois de confinement, mon fils m’est rendu et nous pouvons rentrer chez nous pour débuter le confinement à durée indéterminée infligé par de lourds handicaps. Arrivés à la maison, il n’y a que les meubles qui nous rappellent notre vie d’avant, les jouets ont d’abord été poussés dans un coin, puis, disparaitront pour faire place à une grande quantité de matériel médicalisé nécessaire au maintien de la vie de mon petit garçon, alors de deux ans et demi. La liste des facultés qu’il a perdues est tellement interminable qu’il est plus sympathique de se réjouir de ce qu’il a sauvegardé : son regard, son odeur, ses fou-rires contagieux.

Ces cinq mois en chiffres sont impossibles d’appréhender par une personne lambda, créant de nombreuses conversations dans lesquelles j’ai essayé d’expliquer l’inexplicable aux personnes dans notre entourage qui ont voulu « comprendre ». Quelques jours de fièvre, une dizaine d’arrêts cardiaques entraînant une hospitalisation d’une dizaine de semaines en réanimation et une autre dizaine de semaines en médecine et lors de cette hospitalisation de longue durée, Julien a subi une dizaine d’opérations lourdes et complexes avec des ponctions, des greffes, des amputations.

Une fois rentrés à la maison, le quotidien continuait à être dicté par des convulsions au nombre de sept les jours calmes, jusqu’à une cinquantaine les jours actives, une prise en charge à domicile par de nombreux soignants ainsi que de nombreux rendez-vous médicaux ce qui demandait une organisation d’enfer. En moyenne, toutes les 5 à 6 semaines et pendant une semaine, Julien devait être hospitalisé en urgence pour des pneumopathies, ce qui impliquait la réorganisation de près de vingt passages de soignants, mais aussi de jeter la moitié du contenu de mon frigo. L’urgence faisait partie intégrante de notre quotidien.

Il passait tellement de temps dans mes bras, que l’on dirait que mon Julien, qui avait déjà appris à marcher et à dire une trentaine de mots en deux langues, était connecté à nouveau à moi comme par un cordon ombilical. Je me souvenais les mots de mon père quand il était nouveau-né et qu’il avait un épisode de pleurs : « dès sa naissance, ton enfant s’éloignera de plus en plus de toi car il deviendra toujours plus autonome ». C’est en cela que cette situation était quand-même contre la nature, car même si j’étais sa maman, la nature aurait voulu qu’il marche à côté de moi. Cela étant dit, à partir du moment où l’on a tenu la main de son enfant en se posant la question si ces moments-là seraient les derniers à passer avec lui, on ne peut seulement fêter chaque instant que l’on a en rabe ! J’ai donc appris à faire à manger, à faire mon administration, à bidouiller le parcomètre, à porter le fauteuil roulant dans les parties inaccessibles, avec mon enfant de dix-sept kilos, avec ses spasmes et ses crises épileptiques, dans les bras.

Voilà que je commence à peine à parler de moi-même en tant qu’Aidante. Et c’est logique, toutes les mamans dans ma situation le confirmeront, la personne derrière une maman d’un enfant en situation de handicap s’efface. La société l’efface, mais elle s’efface également et la notion de choix est tellement absente. Se plaindre est non seulement un problème de luxe, mais également indigne et blessant, surtout en présence de son enfant qui est présent… à peu près tout le temps. On censure donc nos confidences, on cache notre véritable chagrin, on avance comme on peut et quand on tombe, on continue à avancer à quatre pattes. Imaginez être dans cette situation indigne et que l’on continue à vous imposer la même obligation de résultat et vous commencez à avoir une idée du contexte avec lequel on doit composer. On peut s’opposer tant que l’on veut à cette idée, mais la vie d’une maman n’est qu’un dommage collatéral dans ces situations.

Au contraire à ce que l’on pourrait croire, je n’en ai jamais voulu à la maladie. J’en étais triste, mais j’arrivais à accepter notre destin pas comme les autres et à être humble. Mais les dégâts causés par des semblables, que ce soit de manière directe ou indirecte, volontaire ou involontaire, perdurent jusqu’aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement de ce que l’on appelle la « connerie humaine », ce qui est la catégorie la plus facile à ignorer, mais aussi l’inadaptation de la société à la diversité des personnes en situation de handicap et, la catégorie la plus blessante, le fait que l’on profite de l’attention que l’on reçoit par le simple fait de ne pas avoir de chance. Si les personnes bienveillantes représentaient la flagrante majorité dans notre entourage, les profiteurs m’ont blessée le plus profondément à des moments dans ma vie où ma défense était au plus bas, surtout après le décès de mon petit Julien.

Il y a eu un moment où les nuits n’étaient qu’un prolongement du jour, car chaque heure je me levais car Julien avait un besoin. Il avait des graves spasmes qui l’épuisaient et seuls mes bras pouvaient le maintenir dans une position pour lui confortable. Quant à moi, cela me provoquait des crampes un peu partout, mais mon corps a fini par se muscler selon les besoins. Comme je manquais du sommeil, je mangeais des grandes quantités de calories dans la nuit, tout en perdant du poids et cela m’arrivait de pleurer de douleurs dans mon lit. Certains matins, si le luxe m’était offerte de ne pas avoir à gérer une urgence au réveil, j’avais l’impression d’avoir vingt ans de plus que mon âge. Je savais, comme tout le monde, que l’épuisement pouvait être mortel et je sentais que je m’étais engagée sur ce chemin. Curieusement, cela ne me laissait ni chaud, ni froid, j’espérais juste que mon corps, outil indispensable, serait à la hauteur jusqu’à la fin. Et l’idée que Julien me survivrait me hantait.

Mais la nature est bien faite, tant que j’étais dans l’urgence, tant qu’il n’y avait pas la notion de choix, mon corps tenait bon et trouvait des ressources pour répondre au besoin. Et l’une de ces ressources, la plus importante, c’était Julien. Notre symbiose était notre équilibre fragile. Il n’était donc pas surprenant que j’aie eu une pneumopathie dans la semaine qui suivait son enterrement. Dans la première année de vie sans Julien, j’ai dû prendre huit fois des antibiotiques, dans la deuxième année cinq fois et dans la troisième, deux. Cela fait bientôt huit ans et ma santé est toujours fragile, alors que je faisais partie de ces personnes qui sont rarement malades.

Bien que la période où j’ai été « Aidante Naturelle », à laquelle je préfère référer comme « Maman Augmentée », était relativement courte dans la mesure où Julien est tombé malade juste avant ses deux ans et qu’il est décédé juste après ses quatre ans et demi, cette période était terriblement intense. J’ai dû apprendre les bases de la kiné respi, d’ergo thérapeute, de kinésithérapeute, d’appareilleur, d’ergothérapeute, j’ai dû m’inventer le rôle de manager, de négociatrice, d’assistante sociale et j’en oublie certainement, des compétences nécessaires au maintien d’une vie approximativement digne. C’est quelque chose quand même, de retrouver des mots lourds comme « dignité » et « humaine » de manière récurrente dans une même phrase avec « la vie d’un enfant », d’autant plus dans un contexte français. D’ailleurs, plusieurs fois je me suis trouvée dans une impasse avec des médecins quant à notre « devenir », avec des positions opposantes. C’étaient des conversations difficiles dans lesquelles les médecins avaient toujours la science à leurs côtés. Même s’il était difficile de savoir ce que je voulais, je savais très bien ce que je ne voulais pas et dans ces moments-là, j’ai pu m’appuyer sur les droits de l’homme.

Après la mort de Julien, ma vie s’est d’abord effondrée, tout est parti en miettes et j’avançais comme dans un terrain brulé. Après quelques années, j’ai retrouvé suffisamment d’énergie pour retrouver la colère qui m’a permis de changer de cap et de recommencer à planter pour revivre. Ce virage, je m’en souviens jusqu’au moindre détails. C’était un après-midi, je sortais du cabinet d’une dentiste très aimable et je me sentais légère et émue : Je n’avais aucune carie ! Aussi bizarre que cela puisse paraitre, c’est le moment où j’ai commencé à croire à nouveau en mon véritable âge. En effet, je m’étais persuadée que j’étais en fin de vie, une vieille dame avec comme fardeau de sembler à une jeune femme. Et je me suis dit que, peut-être, je l’étais encore ? Peut-être il ne me restait plus que la dégradation seule, peut-être j’avais encore un potentiel pour du mieux ?

J’ai alors renoué avec la jeunesse et j’ai commencé à intellectualiser la mort, le deuil, le handicap, les exclusions, les sciences qui proposent des modèles pour permettre d’appréhender toutes ces choses complexes. J’ai commencé à renifler les études aussi, en commençant d’abord avec un premier DU dans le domaine du handicap, où je sortais major de promo. Puis, plus confiante, un autre DU dans le domaine de l’humanitaire, puis, un premier master de droit international dans la même direction, puis un deuxième en droit international du développement. Toutes ces formations avaient comme point central les droits de l’homme, et je comprenais que la problématique d’exclusion des personnes handicapées et leur environnement proche était similaire à de nombreuses autres problématiques d’exclusion dont les modèles peuvent être une source d’inspiration. C’est ainsi que j’ai essayé de transformer mon désavantage en mon avantage, en satisfaisant le besoin que n’avais pas pu combler pendant des années. J’ai senti que le savoir me procurait du pouvoir et finalement, c’est ce qui m’a permis de me reconstruire. Mais ce n’était pas facile, dans la mesure où je fatigue vite et que les problèmes de concentration font partie intégrante de mon quotidien, non seulement en cours, mais aussi régulièrement quand je fais des courses par exemple, ou quand je dois faire des choix complexes.

Si j’avais un conseil à donner à un Aidant, c’est de ne cesser de se former et de grandir dans quelque chose, car on ne peut prendre soin de l’autre sans se retrouver dans une situation délétère, si l’on ne s’occupe pas de soi-même. Généralement on ne choisit pas d’être « Aidant Naturel », mais il est important d’essayer de choisir la manière dont on l’est.

Aucun propos au sujet des aidants ne serait ni complet, ni utile sans y glisser une réflexion sur la différenciation d’« être Aidant » et être « aidant ». Si « être Aidant » n’est pas un choix, être « aidant », en revanche, l’est, bien que pas tout le monde sait comment aider. Il est donc très important de continuer à faire sortir les Aidants de l’ombre, pour qu’ils soient sujet à débat, pour qu’ils aient une visibilité, pour que l’on ne les oublie pas. Je suis absolument persuadée que l’investissement de l’environnement des Aidants peut être amélioré par le biais de la sensibilisation, l’information et la formation, pour favoriser le plein accès aux droits de l’homme par les Aidants Naturels, ces héros dans les coulisses. C’est pour cela que j’ai volontiers accepté de partager ces choses intimes et que je salue les efforts faits par l’association Aux Côtés des Aidants.

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